Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG Bloom : une militante sur le front de mer

Ce dimanche matin, dans le train qui quittera bientôt Paris pour Deauville, certains passagers terminent leur nuit, d’autres se réveillent doucement avec un café fumant. Claire Nouvian, elle, est déjà au travail, à pianoter sur son ordinateur, le téléphone à portée de main. Sous un maquillage discret, on devine les traits fatigués par une nuit trop courte, mais déjà les mots se bousculent : « Il faut vraiment que je travaille aujourd’hui, j’ai une telle masse de boulot ! D’ailleurs, vous avez vu la dernière étude… »

Et hop ! L’élégante quinquagénaire nous a déjà transmis le lien vers un rapport en anglais qui souligne à quel point les risques planétaires liés au changement climatique sont sous-estimés par les dirigeants politiques. On vient à peine de s’asseoir à ses côtés, le train démarre sous un ciel résolument bleu.

Elle est comme ça, Claire Nouvian : un bourreau de travail habillé de cachemire, un visage angélique qui énumère sans détour les périls menaçant notre avenir. La période, dit-elle, est particulièrement chargée pour Bloom, l’association qu’elle a créée en 2005, et donc pour elle, qui s’y consacre corps et âme.

Une coalition pour protéger les océans

En juin, la France accueillera à Nice la 3e Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc). Impliquée depuis vingt ans dans la protection du « poumon de notre Terre », l’écologiste voit dans cette échéance l’occasion d’obtenir des engagements forts pour la sauvegarde de la biodiversité marine.

Bloom a monté en 2024 une « coalition citoyenne pour la protection de l’océan », soutenue par près de 160 ONG, plus de 50 000 citoyens, des chercheurs, des personnalités, rassemblés autour d’un manifeste – « L’océan se meurt, et nous regardons ailleurs » – et demandeurs de 15 engagements, dont « trois mesures urgentes et d’intérêt général » : interdire le chalutage dans les aires marines protégées, « déchalutiser » les flottes de pêche européennes, exclure des eaux côtières les navires industriels de plus de 25 mètres.

Claire Nouvian a rencontré les grandes profondeurs un peu par hasard, au début des années 2000. Elle est alors productrice de documentaires animaliers, pour lesquels elle a beaucoup exploré les forêts tropicales et « vu la beauté du monde en train d’être détruite ». En préparation d’un film sur les animaux marins, « je m’interrogeais sur ce qu’ils font pendant la nuit, retrace-t-elle. Je me suis demandé ce qui se passait tout au fond des mers, dans cette nuit éternelle ».

« Cette destruction abominable des
fonds marins par la pêche industrielle,
personne n’en parlait ! »

La documentariste rencontre des chercheurs, qui lui révèlent à la fois l’incroyable richesse de la vie en eaux profondes et son saccage par les chalutiers. « Face à ces images, j’ai fini en larmes.Cette destruction abominable, personne n’en parlait ! C’était impossible de ne rien faire. » Cette découverte est à l’origine de l’association Bloom et de la publication d’Abysses, un livre conçu pour dévoiler au grand public les beautés de ce territoire inconnu (1). Faire connaître les trésors de la vie sous-marine, dénoncer leur destruction, tenter d’y mettre fin… « Si on m’avait dit que j’y serais encore vingt ans plus tard !, s’exclame Claire Nouvian. J’ai avancé un pied devant l’autre. »

Un prix pour l’interdiction du chalutage profond

Depuis, la santé des fonds marins, « dévastés par la pêche industrielle », s’inscrit au cœur de ses préoccupations. Et ses obsessions chagrinent le secteur car la militante est réputée tenace, portant inlassablement ses revendications jusqu’à obtenir gain de cause. Bloom peut s’enorgueillir de belles victoires, notamment l’interdiction du chalutage au-delà de 800 mètres de profondeur dans l’Union européenne, qui a valu à Claire Nouvian de recevoir en 2018 le prix Goldman, considéré comme le « prix Nobel pour l’environnement ». La fondatrice de Bloom n’est pas du genre à s’endormir sur ses lauriers : « Nous avons récemment identifié plus de 150 fraudes à ce règlement, pour lesquelles nous avons porté plainte auprès de la Commission européenne. »

Sa détermination à toute épreuve et son activisme sans relâche ne lui valent pas que des amis. « Des ennemis », même, dit la Parisienne d’adoption, qui ne compte plus les « menaces de mort, intimidations, insultes, dos tournés » quand elle tend la main pour saluer tel représentant de la pêche industrielle. Il suffit de parcourir quelques minutes les comptes X (ex-Twitter) de ses détracteurs pour la voir qualifiée, anonymement ou non, de « folle », « menteuse », « agitatrice », « hystérique »

Elle non plus ne mâche pas ses mots, dénonçant l’« omerta » régnant sur le secteur de la pêche, « tenu par la terreur » par des « parrains pathétiques ». L’hostilité à son égard glisse sur elle comme de l’eau. « Je me fiche de ce qu’on pense de moi, dit-elle en haussant les épaules. Ça m’offre une immense liberté ! »

Pour tenir droit malgré les remous, Claire Nouvian la littéraire, ancienne khâgneuse et diplômée en histoire, a voulu positionner Bloom comme une ONG scientifique, réputée pour le sérieux de ses investigations : « Nous couvrons un champ limité et quand nous prenons la parole, c’est du béton armé », affirme-t-elle. Avec l’équipe d’océanographes, chimistes, biologistes, statisticiens de Bloom, elle explore « des questions scientifiques, qui sont aussi des questions politiques ».

Colère

Le rapport sur la contamination du thon au mercure, qui a fait grand bruit fin 2024, est le fruit de « dix-huit mois d’enquête ». Devant les répliques de l’industrie thonière, Claire Nouvian répète le mantra que lui a soufflé le biologiste franco-canadien Daniel Pauly : « Data, data, data. »« Face aux preuves scientifiques, les détracteurs peuvent toujours s’agiter… C’est imparable », appuie la militante dans un sourire conquérant.

L’autrice Pénélope Bagieu, qui avait soutenu en 2013 la campagne contre la pêche profonde avec une BD largement partagée sur les réseaux sociaux, admire la détermination de la fondatrice de Bloom. « Elle m’a appris la bagarre, résume-t-elle. Claire dérange ce vieux monde qui n’a pas envie que les choses changent. Ça ne va pas se faire poliment, et il ne faut pas se décourager au premier échec. Claire sait utiliser sa colère comme un carburant au service d’une pensée très structurée. »

Claire Nouvian est en colère, oui. « Une énorme colère heureuse », décrit-elle tandis que s’élève au-dessus de la voie ferrée l’imposante basilique Sainte-Thérèse de Lisieux. Comment faire pour que cette rage ne la dévore pas ? « J’ai des cibles ultra-claires, indique la directrice générale. Ma colère est dirigée contre les destructeurs du monde, leur cupidité, leur cynisme, leur vulgarité, leur égoïsme. »

« Ce n’est pas moi qui suis radicale.
Ce qui est radical, c’est la ruine de
notre avenir commun pour les intérêts à court terme de quelques-uns. »

Dans son viseur, « le capitalisme extractiviste » porté par des « industriels aux méthodes de criminels » avec la complicité de « politiques corrompus », qu’il s’agisse du secteur de la pêche ou de celui de la chimie, récemment dénoncé pour les contaminations aux polluants éternels ou PFAS. Les mots, déroulés tranquillement au fil du paysage normand, sont tranchés et tranchants. « Ce n’est pas moi qui suis radicale, estime Claire Nouvian. Ce qui est radical, c’est la ruine de notre avenir commun pour les intérêts à court terme de quelques-uns. »

Un « oiseau de malheur » ?

L’écologiste a choisi d’ « utiliser sa colère pour quelque chose de chouette, l’action collective » au bénéfice de la protection de l’océan et du climat, avec l’équipe qui s’est constituée autour d’elle au fil des années. C’est cette colère transformée en énergie bouillonnante qui la pousse à agir, car de l’espoir, cette adepte des sciences n’en a guère« Je n’ai aucun espoir en l’avenir de la planète, qui ne m’inspire que de l’effroi », énonce-t-elle sans ciller.

Qu’on la traite d’« oiseau de malheur », elle n’en a cure, certaine d’avoir, « avec nombre de chercheurs, raison avant les autres ». C’est plutôt l’« énergie du désespoir » qui l’anime, pour sauver ce qui peut encore l’être, « car chaque centième de degré compte », désormais.

Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG Bloom : une militante sur le front de mer

Comment se lever le matin avec de telles perspectives ? Comment trouver l’énergie pour agir ? « Comment pourrait-on ne pas agir ? », réplique Claire Nouvian, qui se réclame ducatastrophisme éclairé du philosophe Jean-Pierre Dupuy : « La fatalité est la somme de nos démissions. » Ne comptez donc par sur elle pour baisser les bras. Même si elle redoute que nous « projetions nos enfants en enfer », elle trouve sa fille adolescente très gaie. « La conscience que nous sommes sur une trajectoire d’extinction oblige à cultiver la joie. C’est la suite de petits bonheurs qui fait le bonheur : rire, danser, se balader, faire la fête… »

Et notre voisine de train de partager, photos et vidéos à l’appui, un de ces instants magiques récemment vécus en famille : un groupe de salamandres noir et jaune, surprises lors d’un retour à vélo la nuit sur une route bretonne. « Les enfants étaient comme des fous ! », se souvient-elle, tout autant ébahie par cette rencontre improbable.

Une fenêtre sur la mer

Le train nous laisse en gare de Deauville, pour un déjeuner aux saveurs épicées et une séance de photos en bord de mer. À choisir un paysage marin, cette amoureuse de la Bretagne aurait préféré la sauvage Houat, son « île de cœur », ou la charmante Bréhat. Mais il serait si difficile de glisser une arête d’éperlan dans son agenda surchargé que Deauville, plus accessible depuis Paris, s’est imposée.

Claire Nouvian y a usé ses baskets d’adolescente chez une amie rencontrée en Algérie, où son père, cadre chez Total, était expatrié. « Cette copine m’offrait une fenêtre sur la mer quand je vivais à Paris. » Au fond, peu importe le paysage, estime la défenseure des océans, qui tient à souligner qu’il n’y a pas besoin d’aimer la nature pour comprendre qu’il faut la protéger. Au-delà des émotions, insiste-t-elle, l’interdépendance du vivant et la réalité factuelle de ce qu’il subit doivent nous interpeller collectivement.

Des nuits écourtées, peu de temps libre, une exposition personnelle et quelques frayeurs pécuniaires, surtout dans les premières années de Bloom… La mission qu’elle s’est donnée a des allures de sacerdoce. Qu’est-ce qui pourrait lui faire raccrocher les gants ? « Gagner ! Ce n’est pas normal qu’on doive se battre, c’est le job du politique ! » Et si elle pouvait arrêter, le voudrait-elle seulement ? Tout en s’étonnant de la quantité de couteaux dans le sable normand, qu’elle ne manque pas de photographier pour Bloom, Claire Nouvian confie qu’elle aurait pu embrasser un autre combat, car ce qui l’embrase, c’est l’injustice.

De Paris à Deauville, et dans le sens inverse, entre deux développements sur la santé de la planète, elle déplore le recul des services publics, les investissements dans l’intelligence artificielle quand tant de populations ne disposent même pas de latrines, les médias tombés aux mains de quelques oligarques… On se prend à penser que si elle en finit un jour avec la pêche industrielle – « Je suis sûre qu’on va gagner », confie-t-elle –, elle s’attellera à déplacer d’autres montagnes.

(1) Fayard, 256 p., 45 €.

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